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4 août 2008 1 04 /08 /août /2008 12:36
Une existence placée
sous le signe du repentir


Martyr ou prophète à l'appel de la vérité, Soljenitsyne avait placé son existence au service de la littérature.

     Ce jour, Aleksandr Issaïevitch entre pleinement dans la lumière du royaume.
L'empire des ombres, il y avait goûté, en avait traversé le néant, lui avait dit adieu et en était revenu, vivant, il y a déjà bien longtemps, au mitan du plus inhumain des siècles.
   Un peu plus tôt, Hegel, Marx, Nietzsche, Freud, l'Allemagne philosophique devant qui avait abdiqué l'esprit de l'Europe avaient proclamé la mort de Dieu. Les campagnes russes, bientôt celles de Chine, de Pologne, de Cuba, d'Angola, du Cambodge, entérinaient la mort de l'homme.
   Avec son catéchisme manichéen, ses temples manufacturiers, ses rites bellicistes et ses pontifes haineux, une gnose barbare prétendait au rang de religion universelle. Les charniers, qu'elle dressait par milliers pour des millions de victimes, lui tenaient lieu d'ex-voto. Et les intellectuels, au service du parti du progrès, de chiens de garde. Silence, on tue.
   Ce fut alors que, parmi des râles étouffés, des noms effacés, des cadavres amoncelés, se leva une voix. Des décombres de l'Histoire monta un chant. Une nouvelle Odyssée. La sienne. La leur. La nôtre.
  

   Parce que payée du prix eucharistique du sang.
 
   "J'avais affronté leur idéologie, mais en marchant contre eux, c'était ma propre tête que je portais sous mon bras" (Le Chêne et le Veau). Les icônes de Rostov, de Moscou, de Riazan, ayant échappé à la destruction communiste, montrent ainsi Jean, le baptiste et précurseur, après sa décollation, métamorphosé en ange du Jugement, précédant la descente du Christ aux Enfers, lui ouvrant la voie, annonçant la proche résurrection du Verbe.
  

   Puissance de l'impuissance de Soljenitsyne, écrivain, parce que martyr ou encore prophète, se sachant soumis à une parole plus grande que la sienne, ayant éprouvé jusque dans sa chair que le désir d'immortalité que parodie la littérature s'accomplit dans l'humilité.

«En taisant le vice, nous le semons»

    De ce tournant, à la fois retournement, conversion, ravissement au milieu du chemin de sa vie, devait découler, rare et secrète, la coïncidence en lui de la destinée et de l'œuvre. C'est qu'à rebours de toutes les repentances du monde, l'appel de la vérité avait placé son existence sous le signe radical du repentir.

   «En taisant le vice, en l'enfonçant dans notre corps, nous le semons» (L'Archipel du Goulag). Le mal ne tient que dans la clandestinité. Il n'est de damnation que celle, volontaire, du mensonge consenti. Et la leçon ne devait pas valoir que pour l'indicible horreur de l'Est. Elle allait s'appliquer au stupide bonheur de l'Ouest, à la bête idolâtrie de l'Occident confondant les biens et le Bien, l'argent et l'ordre, la jouissance et l'honneur.
  

   Impardonnable. Tout comme était impardonnable sa volonté de vivre russe, de penser russe, de parler et d'écrire russe. Aussi, dès qu'il apparut, pour la première fois, comme en chair et en os, incarné, trop incarné, sur l'écran d'«Apostrophes», en 1975, réveilla-t-il la sarabande des énergumènes, adeptes du compromis et maîtres en manipulations… Menteur, réactionnaire, nationaliste, slavophile, tsariste, grand-russe et, au besoin… fasciste, antisémite… Ce fut pourtant Raymond Aron qui, dans ces mêmes colonnes, pressentant la nature biblique du mystère, retrouva l'évidence théologale en osant parler d'un visage illuminé par «un message de charité, de foi et d'espérance».
   Combien furent-ils alors, et depuis, à comprendre l'unique vocation de Soljenitsyne ? L'élection qui l'avait saisi, dont il s'était saisi ? Ils se comptent sur les doigts d'une main en France Claude Durand bien sûr, Nikita Struve, Georges Nivat, Olivier Clément… Ce sont eux qui ont escorté l'œuvre, trop méconnue encore, alors que nos enfants, et les enfants de nos enfants, apprendront à lire le XXe siècle dans La Roue rouge.
  

   Mais ce jour, comme pour Dostoïevski, il y a cent ans et plus, c'est ce peuple de Russie, absurde, saint et insensé, plein de péchés, à la démesure de ses piétés, qui fait honte au monde entier et que le monde entier envie, ce sont les pauvres, les humbles, les infirmes, les idiots, les ivrognes, venus des quatre coins de la terre russe, qui accourent en psalmodiant «Mémoire éternelle» pour embrasser et bénir la dépouille mortelle de celui-là seul qui sut les consoler en acceptant, pour lui-même, ici-bas, le lot de l'inconsolation. Et, avec eux, marchant à leurs côtés, invisibles mais présents, tous les morts sans sépulture du goulag, jetés dans la fosse, abandonnés à l'abîme, et ce jour, définitivement sauvés de l'oubli, entrant enfin, à la suite d'Aleksandr Issaïevitch, en sa compagnie, dans la paix du Père céleste.

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